La mort est l’expérience la plus commune de l’humanité : d’une part nous sommes vivants et mortels …
et d’autre part nous sommes tous amenés à perdre quelqu’un.

Pour affronter cette réalité humaine, le deuil est une expérience que nous allons tous vivre de manière profondément personnelle.
C’est pourquoi j’ai choisi l’expression « vivre son deuil » comme titre à cet article dans lequel je fais référence au travail du psychiatre Christophe Fauré et je me sers comme illustration du film Démolition de Jean-Marc Vallée

Démolition  est une métaphore du processus de deuil, une histoire à travers laquelle nous suivons le héros incarné par Jake Gyllenhaal qui perd son épouse et qui, avec cette disparition brutale se coupe soudain de son humanité et se retrouve dans l’incapacité de se connecter à ses émotions.

Le film nous renvoie chacun à des questions inévitables comme :
Comment vivre son deuil ?
Que faire de sa peine ?
Quelle image de soi montrer aux autres ?
Et il nous donne aussi un point de vue, à travers son histoire et les émotions du héros, pour nous permettre d’envisager le deuil comme un processus qui conduit à l’intérieur de soi vers la cicatrisation.

Le processus de deuil

Avec l’actualité tragique des attentats à laquelle nous sommes confrontés, on pense et on parle de la mort plus facilement, de façon plus récurrente et aussi plus collective : les images de veillées et de rituels nous montrent des personnes qui ont besoin d’être entourées ou qui veulent se réunir…comme il y en a tant d’autres qui préfèrent rester seules et en dehors du temps commun.

Chacun fait comme il veut et comme il peut pour trouver des moyens d’apprivoiser le deuil et pour le vivre ou non en conscience. Le deuil reste un inconnu qui fait peur.

Aux expressions « travail de deuil » et « faire son deuil », je préfère l’expression utilisée par le psychiatre Christophe Fauré, « vivre son deuil ».

L’expression « faire son deuil » me donne l’impression d’un travail qui aurait un début, un milieu et une fin.

Christophe Fauré lui, envisage le deuil comme un processus qui tend vers une transformation de soi et une transformation de la relation à celui ou celle qu’on a perdu.
Le deuil serait donc un processus relationnel qui n’a pas de fin.
Il ne s’agit pas de « terminer quelque chose », de « passer à autre chose » ni de « tourner la page »…
la vie est transformée à tout jamais par l’expérience de perte.

Bien sur on va continuer son chemin personnel et avoir de nouveaux projets ; on pourra encore être heureux ou rencontrer un nouvel amour si c’est un conjoint que l’on a perdu…mais on garde quelque chose en soi comme un manque ou comme un lien si on est parvenu à faire de ce manque une ressource intérieure.

De la mort au lien d’amour : vivre son deuil

Après le désarroi et l’orage émotionnel, la mort ne met pas fin aux sentiments qu’on éprouve pour nos disparus.
Le deuil est un processus qui créé un nouveau lien à l’intérieur de soi ; malgré l’absence et la distance, quelque chose se transforme, quelque chose dont on peut continuer à prendre soin : un lien d’amour.

Les morts sont des invisibles mais non des absents.

Victor Hugo

Des invisibles avec qui entretenir un lien d’amour : on peut sentir leur présence chaleureuse dans nos souvenirs et leur garder une place dans notre existence grâce à notre imagination sensible qui nous donne cette capacité de nous rappeler une étreinte, un parfum, une chanson, un regard etc.

Je n’aime pas l’expression « faire son deuil » car elle a l’air d’une injonction, d’une règle à suivre et je trouve qu’elle donne un caractère rigide à un processus profondément personnel.
Quand on fait cette expérience de perdre quelqu’un ou quelque chose d’important (un amour, un travail, une maison, un animal, une partie de soi …), on se retrouve envahi par des sentiments bien difficiles à vivre :
la révolte, la tristesse, l’impuissance, le chagrin… tout cela mélangé pour lutter contre la condition inacceptable de la mort.

Cela peut aussi passer, comme le film Démolition l’illustre par le déni et la dissociation de ses sentiments.

On peut aussi vivre son deuil et se sentir coupable, on peut avoir peur d’aller encore plus mal, on peut avoir peur de son chagrin comme de celui des autres….

Parfois on se sent mis à l’écart car on n’est plus « socialement acceptable »… et c’est comme si après un moment il fallait « aller bien », il fallait « repartir de l’avant »… des expressions terribles pour quelqu’un qui éprouve encore de la peine.

Le deuil nous met à l’épreuve du temps et c’est un processus qui s’inscrit dans la durée de la vie.
A-t-il une fin ou pas ? Chacun son avis sur cet aspect, chacun son expérience pour habiter ce temps personnel et accepter l’absence comme compagnon.

Christophe Fauré compare le deuil à un processus de cicatrisation. C’est comme quand on se blesse physiquement et que notre force vitale commence alors un processus de guérison et de cicatrisation : une force salutaire, intelligente et inexorable qui, avec le temps, va refermer la plaie.

Ainsi la perte, la mort laisse une plaie dans le cœur et dans l’âme, une plaie ouverte à un processus naturel, le deuil, qui a pour fonction de cicatriser, de refermer la plaie.

Puisque c’est un processus de cicatrisation, il restera une cicatrice, une marque, une empreinte émotionnelle.

Le deuil ne signifie pas « oublier et passer à autre chose », il veut dire « vivre avec sa cicatrice et en prendre soin ».

Comment aider une personne à surmonter son deuil ?

Quelle attitude adopter ?
Qu’est ce qu’il faut dire ?
Comment parler de façon naturelle de ceux qui ne sont plus là ?
Il y a, pour Christophe Fauré, des questions qui peuvent aider :

  • Qui as-tu perdu ? Qui est cette personne pour toi ?
  • Quelle était votre relation ?
  • Que s’est-il passé ?
  • Où en est tu ?
    -physiquement (car le corps souffre)
    -émotionnellement (car tous les sentiments ont besoin d’être exprimés)
    -relationnellement (car nous avons besoin d’alliés)
    -spirituellement (car nous avons besoin de construire un sens à partir de cette perte)
    -matériellement (car nous ne pouvons nous retrouver démuni pour faire face au quotidien)

Nous avons tous besoin de ces questions.
Elles couvrent toutes les dimensions d’une personne qui vit son deuil.

On peut penser que cela remue le couteau dans la plaie d’évoquer le ou la disparue alors que cela rassure la personne en deuil car une de ses peurs est justement d’oublier celle ou celui qu’elle a aimé ou que cette personne soit oubliée avec le temps.

Des phases dans le processus de deuil

Christophe Fauré distingue 4 grandes phases dans ce processus de cicatrisation qu’est le deuil.

  • L’étape de choc, de sidération qui dure de quelques heures à plusieurs jours : l’esprit crée une protection immédiate ; on cherche à se protèger en se dissociant de la réalité. C’est comme une anesthésie.
  • L’étape de recherche : l’autre n’est plus là et on a besoin de retrouver le contact. Le voir, l’entendre, le toucher, le sentir , porter ses vêtements. C’est un besoin naturel de garder la présence et ce même pendant longtemps. Après la disparition, les objets nous aident d’ailleurs à faire la transition de l’absence brutale à la pleine conscience de cette absence.
  • L’étape de destruction : on prend conscience de l’indéniable et c’est le plus difficile car c’est une douleur dont n’a pas fait l’expérience dans les phases précédentes : une douleur plus profonde, plus intime, une peine qui souvent s’exprime peu à l’extérieur. « La personne que j’aime ne reviendra plus » alors que tout le monde autour pense que ca va mieux.
    Parfois même longtemps après le décès, le manque et l’absence sont toujours là et cette étape peut durer et nous faire osciller entre aller bien ou pas bien du tout. Cette étape dure longtemps car c’est un processus naturel qui est à l’oeuvre. Et ça va bouger encore, le processus travaille en nous de l’intérieur.
  • L’étape de restructuration : pour redéfinir qui on est, après ce long temps de peine on voit émerger quelque chose de nouveau qui permet de se reconnecter à soi même, et de redéfinir notre rapport aux autres. On a une autre identité, on accepte d’être dans le monde différemment. C’est l’étape à travers laquelle on redéfinit le lien avec la personne qu’on a perdu, ce lien devient une présence intérieure subtile. On sait qu’on ne perdra jamais vraiment l’être aimé. Si nous avons été façonnés par la relation avec cette personne, nous le sommes aussi par sa perte et la relation continue toute la vie.

La personne que nous sommes devenus à travers le processus de deuil va continuer à évoluer au fil du vécu, des expériences et des rencontres.

On retrouve certaines de ces étapes représentées de manière extrême dans Démolition le film de Jean-Marc Vallée, en particulier l’étape de sidération et l’étape de destruction qui est une catharsis pour le héros interprété par Jake Gyllenhaal

Combien de temps dure le deuil ?

Christophe Fauré nous propose de mettre de côté les chiffres car chacun a un chemin personnel.
Cela nous serait peut-être rassurant de quantifier le temps du processus de deuil mais on ne peut pas le dater. Cependant le psychiatre donne quelques repères à partir de son expérience d’accompagnement du deuil. Par exemple après la perte d’un conjoint, il observe que la peine s’intègre après 2 à 3 ans ou après la mort d’un enfant cela peut aller jusqu’à 6 ans pour accepter de vivre l’absence autrement.

Pendant un processus de deuil la vie sociale continue : on s’efforce d’être dans le quotidien, de travailler, de garder le contact même si c’est difficile ; mais c’est peut-être là, à travers notre vie sociale, que l’on peut « s’en tirer le mieux » et traverser les étapes. Même si on est pas performant pour canaliser ses pensées et ses comportements ; le travail, l’entourage et les loisirs… tout l’ensemble de la vie sociale facilite le processus de deuil.

Vivre le processus de deuil

« Vivre son deuil » est une expression qui parle d’un processus loin de tout discours normatif et de tout jugement général sur la manière de faire ou sur le temps que cela prend.

Il n’y a pas de règle, il y’a assumer et accepter sa subjectivité le plus librement possible : à chacun de trouver les gestes, les mots, les rituels qui donnent du sens à quelque chose qui n’en a pas : la mort d’un proche, la perte d’un être cher.

Personne n’a de compte à rendre au sujet de sa manière de vivre son deuil et chacun est entièrement libre de donner la forme qu’il veut au lien qu’il gardera de cette relation perdue.

Le chagrin passe, la douleur change et au-delà des émotions et des sentiments qui varient d’une personne à l’autre (ce que le film Démolition illustre brillamment), le deuil fait évoluer le lien qui nous rappelle le (ou la) disparu(e ), il nous fait sentir l‘amour, résister à la peine et accepter la réalité

Ainsi le processus de deuil nous invite à ne pas fermer les yeux sur l’aspect tragique de notre existence et à finalement accepter la mort comme un nouveau lien avec la personne disparue.
C’est parce que chaque être humain est unique et irremplaçable que cette relation va continuer d’exister.

Le processus de deuil nous invite ainsi à reconnaitre la réalité, à être en phase avec la vie et à accepter ce qui est. Avec le temps et à travers ses phases de cicatrisation, le deuil nous rend plus fort, comme le héros de Démolition qui finit par retrouver son humanité dans son cœur.

Si le déni nous fragilise, la parole et les sentiments pleinement éprouvés et exprimés nous remettent au contact de la réalité et nous rendent forts pour continuer notre vie : continuer à travailler à sortir, à créer, à aimer, à jouer, à sourire…continuer à vivre tout simplement.